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 Lawrence de Picardie

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2 participants
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Lawrence de Picardie

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MessageSujet: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeMer 3 Jan - 16:58

Bon, je vais inaugurer ce sujet...

Voici deux chapitres de "Lawrence de Picardie", invraisemblable roman en cours d'écriture sur la guerre d'indépendance de la Picardie (si le roman venait un jour à être publié, il s'agit donc d'un spoiler). C'est un extrait assez long, peut-être un peu trop long, d'ailleurs, au goût des usagers de ce forum, mais en même temps je ne voyais pas trop comment le découper de manière satisfaisante.

L'intrigue ne se déroule pas exactement dans notre monde, mais dans un univers parallèle : d'où le fait que les Picards affrontent les "Francs" et non les Français, que la bataille mêle des technologies modernes et médiévales, que le président de la République française devienne le "Fromage de Tête de la République franque", le Premier Ministre le "Maire du Palais" (comme à l'époque mérovingienne), etc.

Jusqu'ici je ne l'ai fait lire qu'à un cercle restreint d'indépendantistes picards, qui ont apprécié, mais j'aimerais avoir des avis plus neutres ! Laughing Merci d'avance !


Dernière édition par le Mer 3 Jan - 17:15, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeMer 3 Jan - 17:01

9

Le lendemain, cinq juillet 2083, les troupes picardes se rassemblaient pour affronter les armées franques, qui avançaient à marche forcée vers le nord pour reprendre le contrôle de la région. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine qui s’étend entre les bourgs de Chantilly et Senlis, et se préparèrent pour la bataille.

Les légions franques, placées sous le commandement direct du Fromage de Tête Ségolin Mérovée, se composaient assez classiquement d’un noyau dur de piquiers helvètes, flanqué de part et d’autre d’une horde de lanceurs de hache en pantalons rouges et képis bleus, de paladins aux armures ornementées et de taxis de la Marne pleins à craquer de fous de guerre armoricains. Huit cents arbalétriers génois ouvraient la marche, déployés en marche dispersée et prêts à se replier derrière les rangs franco-helvètes dès que l’ennemi s’approcherait de trop prêt.

À un peu moins de mille mètres de cette cohorte, se déployaient les forces inférieures en nombres et mal équipées du Front de Libération des Braves Gens (FLBG), l’organisation séparatiste picarde. La région avait beaucoup souffert de la dernière guerre, et seuls trois mille chevaucheurs de vaches, la fine fleur de l’armée régionale, avaient pu être mobilisés pour cette bataille, le gros des troupes se constituant de fantassins sans autre armure que leur courage et leur maillot de corps. À ces paysans armés de greuets – fourches recourbées - et de tinels – gros bâtons – qui avaient déjà montré leur efficacité lors de la grande jacquerie du Beauvaisis (21 mai 1358), s’ajoutait une compagnie d’archers lillois : ces hommes du Nord, qui s’exprimaient dans un parlache proche du picard, avaient décidé de venir au secours de leurs frères opprimés et s’étaient déployés en première ligne. Enfin, une batterie de catapultes à betteraves avait été déployée à la hâte sur une ligne de talus, à une quarantaine de mètres à l’arrière du gros des troupes.

Toujours au volant de sa moissonneuse, Lawrence inspectait ses hommes, raffermissant les indécis dans la justesse de leur combat et calmant l’impatience des plus enragés.

« N’leux mintrez pont d’pitié, car is n’in mintront pont nin plus**. » fit-il en arrêtant son véhicule devant la ligne des archers nordistes.

Devant eux, l’avant-garde franque s’était mise en branle, avançant au pas de l’oie sous le soleil de midi.

« Attendez mon signal pour décocher vos flèches. » ordonna Lawrence.

Le gros de l’armée franque s’arrêta, laissant les mercenaires génois progresser de quelques mètres encore.

« Maintenant ! » tonna le chef de guerre.

Une volée de projectiles s’abattit sur les Ligures, en tuant un grand nombre. Derrière eux, les piquiers helvètes reprirent leur avancée, se protégeant derrière leurs grands boucliers rectangulaires. Tandis que les Lillois se préparaient à tirer à nouveau, Lawrence se tourna vers ses hommes et leva deux doigts de la main droite, signe que les onagres pouvaient entrer en action. Vingt-cinq tonnes de betteraves sucrières de la variété « Rébecca » volèrent en cloche dans le ciel et retombèrent en pluie sur les rangs serrés des montagnards, qui constituaient une
cible parfaite pour une telle attaque. Alors que les mercenaires espaçaient leurs rangs pour limiter les dégâts d’un nouveau bombardement, une nouvelle volée de flèches s’abattit sur eux, déclenchant un début de panique que Lawrence décida d’exploiter.

« Chargez ! » hurla-t-il en levant bien haut sa rapière et en fonçant en quatrième vitesse sur le centre de l’armée ennemie, talonné par les trois mille chevaucheurs de vaches. Laissant les régiments de fantassins derrière elle, la marée de bovins en furie enfonça largement la formation helvétique, ne perdant que peu d’hommes sous le feu des arbalétriers survivants. Toutefois, l’arrière-garde des mercenaires parvint à se regrouper derrière un mur infranchissable de piques, sur lesquelles les cavaliers picards vinrent s’empaler par centaines.

Momentanément désemparé, Lawrence fit faire demi-tour à la Tracy Temple et ordonna un repli stratégique. Malheureusement, ses forces offensives s’étaient coupées du reste de ses troupes… Ségolin Mérovée, qui commandait à son armée depuis un char tiré par quatre étalons blancs, éclata d’un rire sardonique et ordonna aux deux ailes de son dispositif d’encercler les vachers picards.

Ces derniers, se voyant coupés la route de la retraite et sachant leurs montures presque mortes de fatigue, abandonnèrent leurs lances pour leurs épées et firent cercle autour de leur général, prêts à vendre chèrement leur peau face aux Franco-Helvètes. Plus au nord, la cavalerie franque avait été envoyée charger la piétaille picarde, afin de laisser le temps à l’infanterie d’en finir avec les bovins.

Juché sur sa moissonneuse-batteuse, Lawrence de Picardie contemplait la ruine de son grand projet. Partout, les Francs et leurs alliés gagnaient du terrain, empêchant toute retraite aux indépendantistes et les épuisant par des charges successives, comme on saigne un taureau avant de l’achever.

Le chef de guerre abattit le plat de sa lame sur le crâne d’un Franc qui escaladait son véhicule, puis fit faire une brusque embardée à l’engin agricole, culbutant trois Armoricains armés de massues. S’il fallait mourir, autant le faire en beauté ; poussant un cri de guerre, Lawrence continua sur sa lancée, renversant les envahisseurs sur son passage et gardant les yeux fixés sur l’horizon sanglant de son destin.

*« Suivez moi. Il faut éventrer ce qui reste de ces étrangers avant l’aube. »

**« Ne faites preuve d’aucune pitié, car ils n’en montreront aucune. »
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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeMer 3 Jan - 17:03

***

C’est alors que retentit la note puissante d’un cor de chasse. Francs, Helvètes, Génois, Lillois et Picards regardèrent en tout sens d’un air effaré alors que deux, puis trois, puis une centaine d’autres cors se faisaient entendre.

Du sud et de l’est avaient surgi sept cents chameliers d’Afrique septentrionale, menés par le fier Othmane Chanaoui.

« En avant, et ne craignez point les ténèbres ! hurlait le Maure. Levez-vous, levez-vous, cavaliers d’Afrique ! Les lances seront brisées, les boucliers voleront en éclats ! Ce sera un jour de guerre… un jour rouge… jusqu’à ce que le soleil se lève à nouveau ! »

Les fantassins qui encerclaient Lawrence et sa suite furent littéralement balayés par les nouveaux arrivants. Plus au nord, les paladins francs firent volter leurs destriers et tentèrent une contre-charge. Mais leurs montures avaient une peur irrationnelle des chameaux, et ils furent défaits. L’armée picarde était sauve.

Les Sarrasins, qui n’avaient perdu qu’une centaine d’hommes, rejoignirent enfin Lawrence. Ce dernier s’était placé face au char de Ségolin Mérovée et s’apprêtait à l’éperonner de sa moissonneuse-batteuse.

« Il est à moi. » fit le leader indépendantiste sur un ton sans appel. Othmane hocha lentement la tête et fit signe à ses hommes de ne pas intervenir, quelle que fût l’issue du combat.

« Je vous accorde une dernière chance ! » décréta le Fromage de Tête. Appuyé sur sa lance, Mérovée se tenait debout sur son chariot de guerre et souriait d’un air malsain. Il y avait anguille sous roche.

« Je ne vous entends pas très bien… fit Lawrence, d’un air vaguement décontenancé.

- Vous savez très bien ce que je veux dire, rétorqua le chef de l’État. Cette guerre est inconstitutionnelle. La nation est une et indivisible : la Picardie, c’est la Francie.

- La nation est une âme, un vouloir-vivre ensemble, protesta l’aristocrate. Le fondement d’une nation se trouve dans un choix, et ce choix, mon peuple l’a fait il y a cinq ans, un certain 4 juillet.

- Vos idées sont absurdes et dangereuses. L’on ne choisit pas la nation à laquelle on appartient, de même que l’on ne choisit pas sa famille. Si la liberté individuelle et le volontarisme avaient à y faire quoi que ce soit, chaque être humain pourrait se proclamer une nation à lui tout seul. La Cité serait subvertie, morcelée en factions rivales se bricolant des identités propres, et enfin dissoute dans la somme des intérêts égoïstes de chacun. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à la République fédérale de Panillyrie, dans les Balkans.

- Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, protesta Lawrence. Les nations sont plus que l’accord des libertés particulières des individus qui les composent. Une nation, c’est aussi une Histoire.

- Une Histoire, ça se manipule, ça s’instrumentalise, répliqua le Fromage de Tête en haussant les épaules. Vous le savez tout autant que moi, vous qui avez forgé une légende à votre peuple. La vérité, c’est que la Picardie a été le berceau de la Francie.

- C’était peut-être vrai il y a mille ans, admit l’indépendantiste. Mais jamais l’Histoire ne devrait condamner les peuples à des mariages forcés.

- Essayez d’expliquer ça à mon petit ami. » fit Mérovée en claquant des doigts.

Un bruit de tonnerre fit trembler la terre, faisant déblatérer les chameaux, meugler les vaches et sursauter les hommes.
Une ombre immense avait plongé le champ de bataille dans l’obscurité. L’ombre d’un être que chaque Picard, au plus profond de son cœur, révérait et craignait en même temps. Une entité aussi ancienne que la civilisation, et qui avait au cours des âges pris des formes très variées, s’incarnant tour à tour et simultanément dans un dieu, dans un homme ou dans une assemblée. Une créature invincible, aussi incompréhensible que l’Être Suprême, et qui ne connaissait d’autres lois que les siennes propres.

L’État.
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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeMer 3 Jan - 17:05

10

« Bigre. » lâcha notre héros en levant les yeux sur le monstre. Ce dernier consistait en un complexe assemblage de vingt-huit millions de fonctionnaires, punaisés les uns aux autres par des trombones plantés dans leurs vestons. Les plumitifs rédigeaient continuellement le rapport de ce qu’ils voyaient depuis leur position dans le corps administratif, rapport qu’ils soumettaient à intervalles réguliers à des cadres exécutifs qui, mousquetonnés à des cordes d’alpinistes, sillonnaient de haut en bas la hiérarchie bureaucratique, divisée entre les niveaux A (tête, épaules), B (bras et buste), C (cuisses et genoux) et D (mollets et pieds).
Au sommet du niveau A, à trois cents mètres du sol environ, se trouvait l’Office Central, une petite pièce cosy où les rapports s’entassaient sur le bureau d’un moine zénarque avant d’être successivement récupérés par une secrétaire, classés par ordre de priorité, corrigés orthographiquement, examinés par une commission, archivés puis recyclés à 99%. Accessoirement, ils servaient à définir les déplacements de la machine administrative, mue par des chaîne humaine de fonctionnaires un peu plus costauds que les autres et qui, par des torsions et des gesticulations adéquates, faisaient se lever et s’abaisser les bras et les jambes du titan.

Parfois, l’une des « cellules » du corps social – nerf, muscle ou neurone – se dégrafait de ses voisines et faisait une mauvaise chute. Elle était alors remplacée par un jeune stagiaire, fécondé in vitro dans une école de secrétariat cachée dans les profondeurs de l’automate géant, et qui au bout d’une période d’essai de deux ans se voyait généralement confirmer dans son nouveau poste.

L’ensemble formait une masse grouillante et humanoïde, résonnant de la trépidation sèche des machine à écrire, du grattement des plumes sur le papier et du tic-tac incessant des horloges pointeuses. Il s’en dégageait, en même temps qu’une odeur de parchemin, une impression de chaos ordonné assez vertigineuse, qui donnait envie de se mettre à genoux et de demander pardon pour avoir trafiqué sa feuille d’impôts.

Le Léviathan s’avança vers Lawrence avec la démarche lente d’une maquette animée image par image dans un film des années 1930. Le séparatiste fit faire marche arrière à la Tracy Temple, se demandant ce qu’il pouvait faire face à un tel ennemi.

« Rendez-vous maintenant, proposa Ségolin Mérovée. Il n’est pas encore trop tard pour faire demi-tour. Vous êtes un homme de valeur, et nous saurons vous trouver un poste bien placé au sein de notre administration territoriale. »

Lawrence jeta un regard effaré sur l’incarnation de l’État. La monstruosité pouvait certainement le tuer d’une simple pichenette.

« Par le Prophète, Lawrence, n’écoutez pas cet homme ! » lui lança Othmane Chanaoui. Le leader berbèrien fit claquer trois fois sa langue, et, faisant fi du danger, fonça au galop sur le Léviathan. Ses guerriers poussèrent une immense clameur et se lancèrent à sa suite en soufflant dans leurs cors.

Lawrence ferma les yeux, craignant le pire. Pendant une minute, il y eut des cris, des bruits de chocs, puis le silence. Il rouvrit les yeux.
Les six cents chameaux avaient été taillés en pièces et dévorés par les fonctionnaires, qui achevaient d’en nettoyer les os avec délectation. Pire encore, les six cents chameliers avaient accepté un travail emploi-jeune dans un obscur service occupant une fraction infime du torse de la machine administrative. Désarmés, les cheveux gominés, les muscles avachis et le ventre bien rond, ils semblaient heureux de leur nouvelle situation. Seul Othmane avait refusé de se laisser corrompre par le système ; le corps affreusement mutilé, il gisait sans vie sur le sol à quelques mètres du géant.

Lawrence fit faire demi-tour à sa moissonneuse pour rejoindre son armée, qui s’était regroupée plus au nord. Le Léviathan eut un moment d’hésitation, puis se lança à sa poursuite. Voyant le monstre approcher, les archers lillois qui avaient survécu à la charge des paladins francs bandèrent leurs arcs et décochèrent plusieurs volées de flèches sur la cible géante, abattant de nombreux plumitifs. Cependant, les plaies se coagulaient dans la seconde avec l’arrivée de stagiaires, et la créature poursuivait sa route comme si de rien n’était. Tout semblait perdu.

Le chef picard leva la "Tambutcheuse" haut dans le ciel et décida de jouer le tout pour le tout. Il entonna les premiers vers de « La Terre Natale », le célèbre poème de Philéas Lebesgue (1869-1958). S’apprêtant à vivre leur dernière bataille, ses hommes joignirent leurs voix graves à celle de leur meneur :

Ô mon pays
Pour le refrain de tes mésanges,
Pour tes bouvreuils et tes ramiers,
Pour tes près verts et tes pommiers,
Pour le blé qui comble tes granges,
Je voudrais te léguer un chant,
Ô mon pays, un chant d'amour,
Simple et touchant,
Que redise l'homme du labour
Et le pasteur au coin du champ...

Un sentiment de paix et de sérénité gagna le cœur des natifs de Picardie, et l’herbe se mit à bruisser dans une brise légère qui dispersa la puanteur des cadavres. Les corbeaux qui volaient en cercle autour du champ de bataille s’enfuirent à tire d’aile, faisant place à une faune plus colorée. Des fleurs jaillirent du sol avec un « pop ! » sonore, et une brume paranormale s’écoula sur la plaine, baignant tout dans les nimbes. De toute évidence, la nature tramait quelque chose d’inhabituel.

Le Léviathan s’immobilisa, et le vacarme de ses machines à écrire s’interrompit. L’administration était perplexe. Les brumes avaient formé un nuage vertical, rivalisant de hauteur avec le titan fonctionnarial et qui se dressait désormais face à lui. Le brouillard se dissipa enfin, laissant apparaître une deuxième allégorie géante.

Face à la méchante figure de l’État, se dressait celle, incomparablement plus douce, du Pays réel sur lequel il s’était bâti et qui l’opprimait. C’était l’incarnation, dans le monde matériel, du Génie picard, la force bénéfique qui fait pousser les endives, dorer les blés et fleurir les betteraves. Un être spirituel, plus ancien que la plus ancienne des villes, et qui souffrait depuis trop longtemps d’être piétiné par les Francs accapareurs et pleins de morgue. Les pieds comme les sabots d’un cheval préhistorique, les bras sombres et noueux comme de vieux arbres, le visage betteravoïde à moitié couvert de lichen, le Pays serra ses poings de granit et se mit en position de combat. Après un moment d’hésitation, le Léviathan fit de même.

D’un côté, un « monstre froid », crée par les hommes mais désormais animé d’une vie propre et artificielle. De l’autre, l’âme d’un espace naturel façonné par des millions d’années de forces géologiques, météorologiques et climatiques. Les deux adversaires se disputaient un même enjeu, à savoir un troupeau d’humains dont ils contribuaient tout deux à façonner l’identité. De toute évidence, ça allait fuser.

« Mieux vaut nous éloigner ! lança Lawrence à ses soldats en faisant faire demi-tour à son tracteur. Les conséquences philosophiques de ce duel auront sans doute d’importantes retombées sur le paysage alentour ! »
Le génie picard décocha un direct du droit au Léviathan, qui encaissa le choc et se protégea le visage de ses poings. Les deux monstres tournèrent l’une autour de l’autre pendant une minute, attentifs à la moindre distraction de leur vis-à-vis. Puis l’État prit l’initiative en empoignant une trentaine de gratte-papiers et en les balançant sur la tête du géant vert, comme autant de projectiles vivants. Les fonctionnaires s’agrippèrent tant bien que mal aux racines, tubercules et branches qui dépassaient du crâne de l’esprit de la forêt, et entreprirent de lui taper dessus à coups de crayons et de tampons-encreurs. L’homme-arbre poussa un rugissement de haine, balaya les parasites d’un revers de main et flanqua une grosse baffe à la machine administrative, qui s’écroula au sol mais parvint à s’agripper aux jambes de son rival et à l’entraîner dans sa chute. Les deux monstres roulèrent l’un sur l’autre en écrasant tout sur leur passage.

« Impressionnant. » commenta Lawrence en observant la lutte des titans depuis la crête d’un talus. Michel avait quitté son régiment de porteurs de fourches pour venir s’asseoir aux cotés de son maître, et gueulait des encouragements en patois entre deux bouchées de pop-corn.

Le génie du terroir était parvenu à immobiliser son rival, et l’étranglait entre ses mains végétales. L’esprit semblait à deux doigts de la victoire, mais c’était compter sans la ruse de son ennemi, qui ordonna à vingt cadres parmi les plus dévoués de l’administration franque de quitter leur département pour escalader le corps du géant vert et mettre le feu à sa chevelure de salades. Folle de rage, l’allégorie bondit sur ses jambes et courut vers l’étang le plus proche afin d’éteindre ce début d’incendie. Voyant le géant momentanément hors de combat, le Léviathan tourna sa tête sans visage sur les vestiges de l’armée picarde, serra les poings, et claudiqua dans sa direction.

Lawrence ordonna à son écuyer de rejoindre son unité, et s’apprêta à faire sonner une charge désespérée sur le monstre. Il n’en eut pas besoin. L’ennemi s’immobilisa soudainement, porta la main à son cœur, puis s’effondra lourdement sur le dos.

« Qu’est-ce que… marmonna Michel en recrachant un pop-corn.

- Regarde. » fit son maître.

L’individu collectif maigrissait et rapetissait à vue d’œil. Plusieurs millions d’hommes et de femmes s’étaient extirpé de la carcasse géante, l’air endimanché et un panier à pique-nique à la main. Bientôt, tous s’égayèrent dans la campagne environnante.

Instinctivement, Lawrence jeta un coup d’œil à sa montre. Il était dix-huit heures dix ; les fonctionnaires rentraient chez eux.
Le Front de Libération des Braves Gens avait vaincu.
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Mattieu

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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeJeu 4 Jan - 15:58

Belle performance !
N'habitant pas bien loin de la Picardie, certaines références ne me sont pas inconnues. On retrouve bien le verbe du type de lecture que tu affectionnes (comme Pratchett par exemple...)
J'avoue avoir bien ri sur certains passages. Il n'est pas courant de lire ce genre de roman, c'est pourquoi je l'encourage.
Il est vrai que tu parlais de roman improbable, c'est le mot !!... surtout lors de cette bataille !
Au niveau style, je le trouve facile à lire, compréhensible, avec de belles (drôles) d'images !
Je n'ose pas imaginer ce qu'une adaptation cinématographique de ton roman donnerait...
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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeJeu 4 Jan - 20:50

Merci pour ces coms,

c'est vrai qu'une adaptation au cinéma serait sympa... mais Peter Jackson risquerait de me poursuivre pour plagiat !
Un de mes potes fait des petits films en amateur, mais rien d'aussi poussé, tu peux voir son travail sur www.johnsonlepicard.skyblog.com

Plus sérieusement, en ce moment je travaille sur l'adaptation en bande dessinée de ce roman avec un ami dessinateur, travail difficile mais passionnant!
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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitimeJeu 22 Fév - 12:31

Etant légitime d'un Picard, je vais me pencher sur ces extraits avec le plus grand intérêt ! Laughing
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MessageSujet: Re: Lawrence de Picardie   Lawrence de Picardie Icon_minitime

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