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 La complainte d'Emerata [conte]

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Napalm Dave

Napalm Dave


Masculin Nombre de messages : 114
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MessageSujet: La complainte d'Emerata [conte]   La complainte d'Emerata [conte] Icon_minitimeVen 30 Nov - 23:43

Ce conte noir est tout simplement ma première nouvelle d'AT, je l'ai récupérée et succintement corrigée sans en trahir le contenu!

La complainte d’Emerata

Le groupe avançait, déterminé, en direction de la lumière. Dans le filtre funeste de la nuit, la forêt de Mortes Aigues était encore plus inquiétante. C’était comme marcher au milieu d’un paysage de désolation en regardant au travers d’une vitre usée, irrégulière. Les quelques étoiles étaient comme les bulles de son verre ancien et d’ailleurs, le jeune Estiain ne reconnaissait aucune constellation familière.
La lumière était celle de la lune, particulièrement brillante ce soir. Sire Séverin, leur suzerain, avait bien prévu son expédition. Le maître d’armes n’en était pas à sa première, loin de là : combien de monstres ou de brigands avaient péri sous sa lame ? Estiain était incapable de le dire, sans doute autant que d’arbres de cette forêt. En pensant à cela, le jeune chevalier eut un frisson : ils n’étaient que six, y compris leurs écuyers, au milieu d’un des lieux les plus craints du royaume. Il avait l’impression que la forêt allait marcher contre eux et les avaler dès qu’ils en seraient rendus au plus profond.

Première véritable quête pour Estiain le Doré, encore bachelier seulement vingt jours en arrière, mais quelle quête ! Car ce n’était pas une créature comme les autres que le groupe traquait, mais une sorte de démon, une chose capable de tuer à distance ! Sire Séverin avait abattu un grand nombre de bêtes et mené beaucoup de grandes chasses : contre des fauves, des loups, des sangliers, des choses géantes et mélangées. Mais chaque fois, le fer et le courage avaient été plus forts que la griffe et la sauvagerie ; le Comte avait une expérience unique et précieuse de ces expéditions. C’était un homme, qui malgré ses presque quarante-cinq ans, était doté d’une énergie incroyable et n’avait pas son pareil pour reconnaître les empreintes, pister et se nourrir uniquement avec ce que lui donnait la nature. En tant que vassal du roi, il possédait un château et une importante domesticité, mais il n’aimait rien tant que rester seul dans son pavillon de chasse et parcourir les bois, parfois équipé d’un arc et d’un poignard comme seules armes, simplement pour le goût de la traque et du défi.
Estiain le toisa d’un regard inquiet. Son suzerain était un homme épais et immense, mais il le savait également très agile et doté d’une grande ruse surpassant toujours celle de ses proies, malgré son nez camus et un faciès plus approprié à un soudard ou un lutteur de foire.
A leurs côtés se trouvait également Sire Aquilius, un chevalier d’une trentaine d’année, sec et maigre, aux traits disgracieux et précocement chauve. Il commandait un domaine du sud et Estiain le connaissait seulement de réputation : celle d’un homme aguerri.
Pour les épauler marchaient, un pas derrière eux, Reynaud, le tout jeune garçon de ferme devenu le nouvel écuyer d’Estiain, Aymar, un homme robuste qui accompagnait Aquilius et bien sûr Langin, le vieil écuyer de sire Séverin. Le seul en qui il ait jamais eu pleinement confiance pour la traque des bêtes. Autour d’eux, de nombreux mouvements agitaient les sous bois. Estiain avait l’impression que des monstres glissants rampaient autour d’eux.

« Ralentissez le pas ! » dit Séverin d’une voix basse, mais ferme.
Estiain fut tiré de sa rêverie morbide. Le groupe s’exécuta comme un seul homme. Difficile de se déplacer discrètement sur le lit de feuilles et de brindilles sèches, mais les chevaliers avaient appris à le faire depuis longtemps, car il était des combats où l’armure seule ne protégeait pas. Il fallait parfois avoir recours à des méthodes de guerre telles que l’embuscade, en particulier face au genre d’adversaires qu’ils allaient à présent affronter : ceux qui ont recours à la mal magie…

« Nous y sommes compagnons ! murmura sire Séverin, une leur de défi dans l’œil, la voilà ! ».
Le groupe avait contourné silencieusement un petit talus s’élevant entre deux grands ormes sombres, leurs troncs tordus se rejoignaient comme les mandibules d’une énorme bête. Derrière, on devinait le doux clapotis d’un étang. Estiain fronça les sourcils pour mieux distinguer les détails de la clairière. La lueur morte de la lune révélait des fougères, des touffes épaisses de ces herbes coupantes qui leur avaient fouetté le visage durant tout le trajet, et la masse sombre des sous bois au-delà. Une eau claire s’étendait aux pieds des ormes, reflétant les lueurs vives, glacées. On aurait dit que des lames brillantes reposaient sous la surface.
C’est là qu’il la vit : La silhouette souple et gracieuse d’une jeune fille aux cheveux longs, une simple robe de toile blanche sommairement cousue révélant des jambes bien dessinées et des bras nus et pâles. La jeune fille, ou quoi que c’était, pencha la tête en arrière et serra d’un geste souple ses cheveux sombres retombant jusqu’en bas du dos.
« C’est… c’est elle ? Elle est belle… » bredouilla le jeune Estiain, incrédule.
Il s’était attendu à une vision d’horreur, à tous les monstres les plus abominables mais certainement pas à ça.
« Jeune maître, elle n’a d’humain que l’apparence. Cette chose tue ! répondit sire Séverin. Tu vas la contourner par là avec Reynaud et nous allons charger. Langin nous appuiera ! »
Le vieil homme avait déjà sorti son arbalète et fit un hochement de tête entendu à son maître. Leur communication était tellement rodée qu’ils n’avaient plus guère besoin d’utiliser des mots.
« Prenez surtout garde à sa voix, il ne faut pas qu’elle chante ! Nous lui laissons pas le temps, frères ! », murmura le maître d’arme comme ultime recommandation.

Emerata avait étendu ses jambes sur le rocher, ses orteils effleurant à peine l’eau noire de la source. Tout autour d’elle d’étranges choses blanches émergeaient de l’herbe douce et renvoyaient la clarté lunaire. Le cœur mélancolique, elle était plongée dans un silence contemplatif. Elle prêtait l’oreille au moindre son, au moindre cri d’animal, au moindre des bruissements des fourrés, ouïe fine et exercée s’il en était. Elle commença à chuchoter une litanie, ses doigts accompagnant la mesure. Son cœur se fit plus léger. Elle se tût soudain en entendant un tintement cristallin, les petits carillons qu’elle avait accrochés à toutes branches environnantes avaient bougé, de peu, mais de manière suffisamment perceptible. Elle plongea son regard dans les ténèbres des sous bois.

Malgré la fraîcheur de la nuit, une goutte de sueur traversa le front crevassé du vieux Langin, la créature avait tourné la tête dans sa direction et semblait scruter sa cachette. Il apercevait d’ici ses pupilles violettes, insondables. Il tenta de se convaincre qu’elle ne pouvait pas l’avoir vu …
Estiain, se retint de respirer durant toute la marche jusqu’à l’autre rive de l’étang. C’étaient sans doute les vingt pas les plus longs et les plus angoissants de sa jeune vie. Sa nuque se contracta soudain lorsque une brindille craqua sous le pied de Reynaud, derrière lui. Il se retourna et vit la face blême du jeune adolescent qui venait de commettre sa maladresse la plus regrettable. Reynaud releva doucement la jambe. C’était pire, le bois mort venait de craqueler comme le son produit par un gros insecte que l’on écrase.

Prenant une profonde inspiration, Emerata éleva sa voix, la plus merveilleuse des voix : délicate, céleste. La mélodie monta crescendo. La larme à l’œil, elle chanta sa tristesse et son désarroi dans la langue des anciens, avec des mots portés doucement par l’air nocturne. Bientôt son chant couvrit les cris de détresse des chevaliers : c’étaient des hurlements effroyables, éraillés par la douleur. Il fallut plusieurs longues minutes de souffrance pour que le dernier râle ne meure en un gargouillis immonde.
Puis elle se tut. Un silence gêné parcourut toute la forêt comme un frisson glacé. Elle plongea la tête entre ses mains délicates avant de les passer dans ses cheveux noirs, puis elle soupira. Son regard humide se posa sur le visage d’un jeune homme qui était tombé des fougères, sur sa gauche. À la clarté lunaire, on aurait plutôt dit un enfant en armure. Face à la mort il avait poussé un cri d’enfant et à présent comme un enfant il dormait.
Tous dormaient dans la clairière, ils n’étaient que les énièmes d’une longue série d’assassins envoyée contre elle, et tant que vivrait sa légende noire, il en viendrait encore et encore…

Chacune de ces tueries inutiles lui rappelait à chaque fois les mêmes souvenirs. Et une fois de plus, Emerata se souvint :

Sa naissance avait eu lieu dans l’obscurité de la condition paysanne, et elle avait connu, depuis, celle de cet endroit maudit et délaissé par les dieux. Elle avait ouvert les yeux sur une terre ingrate frappée par les vagues et les tempêtes. Sur cette lande pierreuse étaient accrochés de pauvres villages comme celui d’Emerata, recroquevillés contre les falaises de granit.
Déjà en ces temps de l’enfance, Emerata avait manifesté un don pour le chant. Il n’était alors certainement pas facile d’être petite fille et encore moins d’aspirer à exercer un art lorsque l’on était née sur la Côte des Vents Haineux, car en vérité les loisirs y étaient inconnus et le bonheur considéré au mieux comme une chose superflue. Les gens naissaient, travaillaient et mourraient au village. Avec la pauvreté de la lande, ravagée par les bourrasques, la pêche apportait la seule subsistance possible. Femmes et enfants travaillaient à confectionner et réparer les filets tandis que les hommes partaient pour de longues campagnes périlleuses dans leurs coques de pêche ballottées par le vent, et il en revenait souvent moins qu’il en était parti au début de la saison. Dans ces conditions il n’y avait que peu de place pour les invalides, les vieillards et encore moins pour les oisifs : ceux qui ne travaillaient pas ne mangeaient pas, et le rare temps libre était consacré au repos.
Emerata avait du apprendre à exercer son art en secret, car tout manquement aux règles et à l’obéissance envers les adultes était sévèrement puni. Elle se souvint de la première fois où sa mère l’avait surprise à entraîner sa voix, seule, en cachette dans la cabane à outils. Elle avait subi une rossée et avait depuis, toujours évité sa violence.

Elle n’avait pas pour autant renoncé à chanter : elle profitait de chaque absence de ses parents pour s’exercer, chaque trajet dans les bois était l’occasion d’offrir à l’auditoire des arbres et des bêtes les meilleurs spectacles. Lorsque ses parents et ses nombreux frères et sœurs s’endormaient enfin, elle fredonnait de douces mélodies, à peine audibles, en battant la mesure de ses doigts. Sa mère détestait cela, elle disait que manipuler les sons faisait tourner le lait, et de fait, aucune bête du village d’Emerata n’avait rien produit de bon depuis sa venue au monde…
Un jour, alors qu’elle pensait être seule sur les quais, elle chantait doucement tout en chargeant les nasses dans les embarcations, comme c’était à son tour de le faire. Elle avait été surprise, à sa plus grande peur par l’un des capitaines : Peruil, un homme fort et brave qui inspirait le respect. Elle pensait subir une correction et se préparait déjà aux coups. Mais l’homme avait été charmé par sa voix. Le jour même, selon ses désirs, elle chanta afin d’encourager les marins lors du chargement du bateau et du grand départ, et pour la première fois, elle éprouvait la joie d’être applaudie. Pour la première fois, un peu de plaisir entrait dans la vie d’Emerata et des siens.

Le bateau de Peruil ne rentra toutefois jamais au port. La tempête gronda peu après son départ alors que le ciel était clément. Dix-sept jours plus tard, les ramasseurs de coques en retrouvèrent les premiers débris sur la grève… Emerata fut alors battue par sa mère comme jamais avant. Celle-ci n’avait pas osé s’opposer à Peruil, mais elle mettait maintenant la responsabilité du naufrage sur la petite fille, d’autant que Yön, le jeune oncle d’Emerata se trouvait en mer avec les autres… Peu à peu la rumeur courut sur cet incident, et face à la superstition des pêcheurs, Emerata, à peine sortie de l’enfance, ne put que partir du village, seule sur les routes, sans jamais espérer revoir un jour ses proches.
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Napalm Dave

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MessageSujet: Re: La complainte d'Emerata [conte]   La complainte d'Emerata [conte] Icon_minitimeVen 30 Nov - 23:44

Emerata se souvint : Après quelques temps d’errance, où elle avait survécu de baies et de menus larcins, elle avait enfin trouvé labeur au sein d’une ferme, la plus grande et la plus réputée de toute la région. Elle produisait du blé et des fruits en abondance et avait toujours besoin de bras.
Emerata avait découvert avec surprise le maître de maison comme un homme bon et prudent. Pour la première fois, elle avait une vraie famille, une famille d’adoption. Elle pouvait enfin dormir seule, dans le secret d’un recoin de grange, non loin de la chaleur des bêtes. Pendant de longs mois, Emerata aida les bons paysans aux travaux des champs et aux soins des animaux. Son labeur était dur, mais il était reconnu et au moins mangeait-elle à sa faim. Le maître savait s’organiser et sa terre produisait en abondance, si bien qu’elle connut pour la première fois le repos et les banquets lors des jours de fête. Au village, ceux-ci n’étaient guère célébrés et tous les jours se ressemblaient. C’est au cours d’une de ces fêtes que l’envie de chanter à nouveau lui prit, mais elle se retint, comme sous l’emprise d’une peur indicible. Depuis l’effroyable nuit où la tempête avait enveloppé le bateau de Peruil et englouti les hommes du village comme une bête avide, elle était en proie à l’angoisse d’élever seulement la voix d’une octave. Lorsqu’elle n’entendait pas les consignes criées par les maîtres à l’autre bout du champ, elle se déplaçait pour mieux entendre et répondre. Quand il s’agissait simplement de paroles sans importances des serviteurs, elle se contentait de ne pas répondre, ce qui faisait d’elle une personne particulièrement timide aux yeux des autres. Elle ne voulait pas que les calamités recommencent et qu’on lui en fasse encore porter la faute. Car en réalité, que pouvait une jeune fille face au malheur et à la fatalité ? Rien …
Forte de cette certitude, et après avoir passé un long séjour à la ferme, elle arriva à se persuader de ce que sa voix n’était pour rien dans toutes ces horreurs, et qu’il était plus que temps de montrer à ses camarades qu’elle était capable elle aussi de fêter dignement un heureux évènement ou la fin des travaux en se joignant aux chansons à table.

Il arriva un jour d’été qu’elle but une longue lampée de vin frais tiré de la cave. Emerata n’avait encore jamais bu la moindre goutte d’alcool de sa vie. Elle s’était toujours estimée trop jeune, et dans son village natal, la bière forte de était le privilège des hommes pour leur labeur.
Mais cette fois là, tous les serviteurs étaient réunis aux champs, en plein soleil, pour les moissons. Emerata fauchait du mieux qu’elle pouvait le froment de ses bras minces et endoloris. Mais elle suait à grosses gouttes et n’arrivait pas tenir le rythme soutenu des autres faucheurs. Un jeune garçon passa à ce moment là avec des outres pleines et en proposa une à Emerata. C’est là qu’elle but le vin et qu’enivrée, elle se remit au travail avec force et entrain. Une voix s’éleva alors dans le champ, céleste, cristalline : la plus belle des voix féminines, égayant le ciel de plomb. Les paroles de ce chant étaient enfantines, car au village, Emerata n’avait jamais appris le moindre texte. Elle avait simplement mélangé ses sentiments et ses impressions sur les arbres, les vents, les oiseaux, et les autres choses qui faisaient que la nature est belle, libre. Mais la mélodie fit se relever la tête aux valets ferme, et enivrés à leur tour, ils chantèrent eux aussi tout en terminant leur ouvrage. Ce soir là, la fin des moissons fut la plus joyeuse qui fût, et tous burent et chantèrent en l’honneur d’Emerata.
Le lendemain, la jeune fille se leva avec étrange impression, comme un malaise lui étreignant le cœur et faisant bourdonner ses tempes. La journée de moissons fut cette fois plus compliquée et la jeune fille éprouvait de la peine à ne serait-ce que tenir debout. Au cours de la journée, une femme parmi les ouvriers tomba, le bas de sa robe de lin ensanglantée. Elle venait de mettre bas trop tôt… Une fausse couche en pleines moissons est toujours un présage funeste, et le bon paysan décida d’arrêter là les travaux quelques jours, le temps d’offrir des prières et des offrandes aux dieux de la maison ainsi qu’aux puissances de la fécondité. On sut un peu plus tard que la femme n’avait jamais su qu’elle était enceinte…

Mais le pire se produisit la nuit suivante, alors qu’éclatait un terrible orage. Depuis ce qu’il était arrivé à Peruil et aux pêcheurs, Emerata détestait les orages : les éclairs illuminant subitement la nuit, le tonnerre qui la faisait sursauter à chaque craquement, les vents hurlant tels une meute de loups, et surtout la foudre qui, parfois, tombait non loin de sa grange et semblait suspendre le temps par son vacarme.
Pour lui tenir compagnie, on lui avait donné un petit chat, qu’elle serrait contre elle lorsque arrivaient les premières rafales. Ce soir là, au plus fort de l’orage, elle se surprit à fredonner une chanson de son crû, une belle litanie monocorde qui sonnait comme une berceuse. D’ailleurs, malgré la terreur, malgré les vents ballotant les cloisons et le toit de sa grange comme le bateau de Peruil, elle réussit à s’endormir, les yeux lourds et la tête remplie des images des paroles de sa chanson.
Elle se réveilla au milieu des cris et d’une odeur âcre. Elle se leva pour ne pas étouffer, serrant toujours le petit chat contre sa poitrine. La ferme était en feu, et toutes les dépendances étaient la proie des flammes. Sans doute la foudre avait elle frappé car les blés n’étaient plus qu’un tapis de braises et des flammèches s’y dressaient comme des serpents. Elle demeura un long moment, tétanisée, impuissante, à regarder les flammes consumer ce qui restait de cette vie déjà révolue. Puis, en proie à une terreur coupable, elle courut, aussi loin que ses jambes pouvaient la porter. Combien de fois tomba t’elle dans les fourrés ? Combien de fois les ronces et les pierres écorchèrent ses genoux ? Elle ne le sut jamais, mais lorsqu’elle tomba enfin, morte de fatigue, le petit corps du chaton était froid…

Emerata se souvint : l’incendie avait inauguré le troisième âge de son enfer. Elle n’était jamais revenue sur les ruines pour voir si quelqu’un avait survécu, elle était persuadée que personne n’avait pu et surtout, elle ne voulait pas qu’on la surprenne encore sur les lieux d’une calamité et qu’on l’en tienne pour responsable. Mais qui aurait pu l’y surprendre ? Pouvait il seulement y avoir un témoin ?

Emerata décida de gagner son pain à la ville : la grande cité de Mancastel. Elle y trouverait certainement un emploi de servante ou de femme de chambre pensa-t-elle. Mais lorsque la petite vagabonde frappa aux portes, toutes se fermèrent devant elle. Il faut dire qu’elle faisait peine à voir avec sa peau sale, ses cicatrices et ses vêtements déchirés. Sa place était à la rue, et c’est ce que lui renvoyaient les regards des bourgeois.
Alors elle se blottit dans un recoin et se mit à fredonner, doucement, puis plus fort. Intrigués par sa voix, soudain émerveillés, les citadins s’arrêtaient pour écouter, oubliant leurs occupations si importantes pour mieux voir chanter la petite pouilleuse à la voix angélique… Sous les applaudissements tombèrent ses premières pièces : elle avait réalisé son rêve, elle était une artiste à part entière ! Peu à peu, elle remplaça ses haillons de paysannes en étoffes colorées et douces à porter. Sa voix faisait merveille, et au cours des jours, son public devenait fidèle et plus nombreux. Pas de calamités, plus de malheur, elle avait vaincu ses craintes.

Emerata se souvint : son dernier voyage avant la forêt de Mortes Aigues. On la réveilla un matin, et des gens d’armes, accompagnés d’un homme au gilet carmin, l’emmenèrent à la prison du Guet. « Vagabonde », « latrone », s’était elle entendue dire. Elle avait exercé son art sans autorisation, et la Guilde Royale des Musiciens protégeait jalousement ses privilèges à Mancastel. L’homme en carmin l’avait repérée, un individu du décor, il était le seul à ne pas avoir applaudi après le spectacle et s’en était simplement allé. Emerata aurait dû s’en méfier, mais malgré toutes ses épreuves, elle avait encore la naïveté de l’enfance et elle n’avait pas pensé à changer simplement de lieu pour chanter…
Après un jugement expéditif, une fiction de procès, on l’avait promise au fouet et à l’exil. Et c’est complètement abattue qu’Emerata chanta dans la solitude de sa cellule en attendant son châtiment, une mélodie triste et suffisamment douce pour ne pas que les gardes viennent la brutaliser.
Elle s’était réveillée au milieu de la nuit, incommodée par une odeur. Autour d’elle, tous les hommes d’armes étaient inanimés, le sang s’écoulant encore à travers les yeux, les narines et les oreilles. Emerata était horrifiée par ce spectacle macabre, mais elle surmonta son dégoût pour s’échapper. Elle trouva les clefs de son cachot à la ceinture du geôlier, inanimé et affalé dos à sa grille. Le reste avait été un jeu d’enfant : à l’intérieur la prison du guet, tout le monde était mort, gardes et scribes baignaient dans leur sang, figés en une expression de douleur extrême. C’est cette nuit qu’Emerata acquit les sons qui déchirent l’âme, et cette nuit là qu’elle fuit la grandiose Mancastel pour les terres maudites de Mortes Aigues.

Là, au plus profond des bois sombres, elle se repose enfin. Les bêtes de Mortes Aigues sont les seules spectatrices de ses chants si beaux et si mélancoliques à la fois. Mais en vérité, même les monstres ont fui son voisinage, les chants sont dangereux, même pour eux : trop limpides, si mortellement magnifiques.
Et elle, qu’est elle devenue ? Un des leurs ? Une sirène ? Une goule ? Dans une clairière baignée par la lumière morte, sur un lit formé des ossements de ses victimes : preux chevaliers, écuyers, forestiers, mercenaires sans vergogne, elle chante sa solitude et son désespoir.
La vie d’Estiain le doré vient d’être fauchée en pleine jeunesse de la manière la plus étrange qui soit. Les yeux figés à jamais dans une expression de souffrance. Il va se désagréger et blanchir à la lune avec les autres, en un sommeil mortuaire bercé par le chant le plus limpide…

« Je vais vous annoncer le genre de la chanson que je vais jouer,
Je vous annonce qu’il est tragique. »
Ainsi les trouvères débutent-ils la complainte d’Emerata.
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